Son long corps est étendu sur le lit d'étudiant. Ses traits paraissent moins fatigués qu'à l'habitude pourtant des cernes immenses peuvent se voir sur son visage. Ses yeux bleus fixent le plafond à travers les verres de ses lunettes trop propres. Il lui semble si terne. Quelques instants, ses pensées s'égarent vers une autre personne. Elles sont rarement dirigées vers lui. Ses pensées ne lui appartiennent pas vraiment, il ne cesse de les destiner aux autres. Sa vie ne dépend pas vraiment de lui mais des autres. Il les aide, les pense, les respire. Même son cœur ne bat pas pour lui et s'il pouvait battre pour des milliers d'autres personnes et ainsi les sauver, il le ferait. Damien aimerait tant sauver tous ceux qu'il peut sauver. Il donne son sang dès qu'il le peut, donnera ses organes à sa mort et donne sa vie en attendant. Souvent, on voit un jeune homme aux cheveux noirs mal coiffés et aux vêtements pas adaptés à sa corpulence qui aide une vieille femme à porter ses courses. Même s'il paraît grand, ses maigres bras ne permettent pas réellement d'aider à porter de lourdes charges mais il s'en fiche et fait de son mieux. Il se saigne les mains à porter des bouteilles d'eau et cela le rend heureux. Aider les autres le rendra toujours heureux.
Mais pourtant personne ne s'en douterait. Tout le monde le prend pour l'étudiant assidu qui travaille sur ses cours nuit et jour et même quand il dort. Et cette image, il n'arrive pas à s'en défaire. Ses lunettes sont toujours parfaitement ajustées sur son nez et il fait toujours de son mieux pour être présentable même si cela ne fonctionne pas toujours. Son sac est toujours parfaitement bouclé et rempli, il tente toujours de faire bonne mine. Ce serait une insulte envers trop de personnes de ne pas faire d'efforts. Ses notes sont bonnes, son travail personnel est immense. Et ç'en est devenu une obsession. À force de toujours vouloir étudier, de toujours vouloir se dépasser et savoir tout ce qui peut être su, il ne peut plus s'en empêcher. Tous les soirs, il recopie une page. Il le doit sinon il ne peut pas dormir, sinon cela l'angoisse. Cela l'angoisse parce que s'il ne se forme pas pour l'avenir, c'est l'avenir qui le formera comme il voudra avec toutes les souffrances et les pertes que ça apportera alors qu'il pourrait les éviter en apprenant toujours plus. Il pourrait éviter tant de choses s'il apprenait comment sauver une vie.
Chaque matin, il a toujours cette peur profonde de ne pas se réveiller et de s'apercevoir que son avenir s'arrête là. À chaque repas, il a cette peur profonde de s'étouffer à la moindre bouchée trop grosse. Chaque soir, il a cette peur profonde de devoir assister à nouveau à son enterrement en se disant qu'il aurait peut-être pu faire quelque chose alors que personne ne pouvait agir. À chaque instant, il pense au visage si pâle de son ami et à toutes les couleurs qu'il arborait avant. Son passé est trop lourd pour ses frêles épaules à peine carrées. Il n'arrive pas à le porter et encore moins à regarder au-delà. Et ce doit être pour cela qu'il a toujours peur de ne pas pouvoir aider les autres, parce que lui, il n'a pas pu l'aider. Il n'est pas très sûr de lui, il le sait. Et quand il réussit, ça le rassure un peu. Et quand il échoue, ça le crève beaucoup. Même si ses mains sont tachées par l'encre et le sang et trop de choses, il continue de les regarder en se demandant si elles pourront aider quelqu'un. Quand il s'agit de sauver quelqu'un, il n'a plus peur. Même s'il doit y laisser ses os et que ses muscles cèdent face au poids, même malgré les crises d'angoisse et les problèmes qu'il ne peut pas gérer, il s'obstine toujours et ça lui fait du mal. Il ne comprend pas qu'il ne peut pas sauver tout le monde.
Et ça, il ne le montre jamais. Il ne montre pas qu'il souffre parce que l'image qu'il donne de lui doit être stable. L'image qu'il donne de lui doit être digne de confiance. Il ne semble pas très chaleureux, il ne semble pas amical. Il y a toujours un froid terrible gravé dans sa peau et dans ses traits. Même s'il essaie de sourire parfois, il repense à son ami souriant et ça lui donne envie de pleurer. Et lui ne pleure pas. Il se sent si faible quand il pleure. Lui ne pleurait pas, il affrontait la mort chaque jour sans jamais pleurer et en souriant de toute son âme. Alors si Damien pleurait, il se sentirait tellement misérable par rapport à lui et il veut oublier autant qu'il le peut à quel point il est misérable. Il aimerait promettre des choses qu'il peut et arrêter de vouloir faire des choses impossibles. Mais ça fait partie de lui. Ça fait partie de ce que son ami lui a laissé et il ne voudra jamais s'en séparer. Alors il reste le garçon peu accueillant, celui auquel on aura sûrement pas trop envie de parler mais celui auquel il a parlé. Il demeure le grand type aux lunettes qui a tous les cours d'anatomie de cette année, de l'année dernière et même de l'année prochaine auquel on demande parfois s'il aurait pas l'amabilité de peut-être envisager la possibilité de prêter pour un instant infime ses précieuses pages couvertes d'encre noire. Mais malgré tout, il demeure aussi la main qui se tend quand toutes les autres ont été coupées. Il reste la voix apaisante qui défie les frontières de la surdité simplement pour faire sourire les autres, empêcher leurs larmes de couler et s'empêcher lui-même de pleurer.
Ses yeux se sont perdus dans un des mondes qu'il a pu explorer grâce aux livres mais une voix le rappelle à la réalité. Ses paupières se referment et se rouvrent deux fois et il examine le jeune garçon qui se tient difficilement devant lui en s'appuyant sur quatre jambes. Les jambes faites de chair semblent tellement maigres qu'il paraît impossible qu'elles supportent sa masse. Son visage est souriant, Damien se demande pourquoi. L'enfant répond rapidement à sa question en lui suggérant de venir jouer avec lui. Pendant quelques minutes, le petit brun l'examine à travers les verres de ses lunettes, perplexe et en voyant cela, l'autre tapote son dos à l'aide d'une de ses béquilles en lui assurant qu'ils s'amuseront bien. Et il se laisse amadouer. Et ils s'amusent bien. Alors ils continuent de bien s'amuser pendant les récréations, pendant les cours, pendant tout le temps qu'ils peuvent passer ensemble. Leurs petites mains se joignent souvent et elles grandissent enlacées même si l'une retient de plus en plus l'autre de peur qu'elle disparaisse. Damien voit bien que son ami a de plus en plus de mal à marcher mais il ne dit rien, de peur de le blesser. Il ralentit son pas, sans rien dire.
Mais un son frappe ses tympans et il se retourne brusquement,redoutant le pire et voit son ami à terre. Son visage terrassé par la terreur l'effraie.
« Damien. Je ne peux pas me relever. »
« En ce cas, je vais te porter. »
Même s'il n'est pas très costaud, il soulève son ami et le porte sur son dos. Les béquilles restent là, seules et abandonnées, comme la faculté de marcher de son ami. Le souffle du petit brun se laisse perturber mais même s'il est lourd, Damien fait de son mieux pour le porter jusqu'à chez lui. L'autre entend bien le souffle trop intense de son porteur et, inquiet pour lui, suggère plusieurs fois de faire une pause sur un banc mais il refuse. Même si ses jambes doivent craquer, il réussira à ramener son partenaire de jeu chez lui.
La porte s'ouvre, le petit Damien sourit. L'autre fait rouler son fauteuil en dehors de la maison et ensemble, ils vont se promener. Il n'est plus question de jeux où il faut pouvoir rester debout mais cela ne les dérange pas. Ils jouent aux échecs, aux dames et ne s'ennuient jamais ensemble. Ils sortent, se promènent et s'amusent toujours bien.
« Tu sais quoi ? Je connais un truc qui va te plaire ! »
L'autre le regarde avec de grands yeux pétillants et curieux. Damien montre alors à son ami la pente qu'il pensait pouvoir dévaler avec lui et les sourires illuminent les visages. Les roues dévalent la pente. LE fauteuil arrive rapidement en bas et l'autre enfant le suit attentivement mais, une fois la pente dévalée, les roues s'arrêtent trop rapidement et Damien s'arrête également pour voir ce qui ne va pas. Et alors il voit la peur inscrite sur le visage de son ami, cette peur qu'il aurait aimé ne jamais plus voir depuis le jour où il n'a plus pu marcher.
« Damien je ... n'arrive plus à faire tourner les roues de mon fauteuil. »
« En ce cas, je vais pousser ton fauteuil. »
Il accroche son vélo à un lampadaire et pousse son ami à roulettes jusqu'à chez lui. Et une fois la porte refermée, il sent ses sentiments exploser en lui, ses jambes qui s'enfuient et son estomac qui se serre. Son ami meurt à petit feu, il le voit bien et il le sait bien. Il a fait des recherches sur sa maladie. Il sera mort dans quelques années. Son temps à ses côtés est compté et ça le rend triste au point qu'il voudrait auprès des médecins qui pensent ne pas pouvoir trouver de remède, au point qu'il voudrait crier au monde que son ami devrait vivre et qu'il pourrait même lui donner son corps si ça pouvait lui permettre de survivre. Mais il ne peut rien faire. Tout ce qu'il peut faire c'est passer beaucoup de bon temps avec son ami avant de devoir le voir partir.
« Échec. »
Un sourire tord les lèvres de Damien pendant qu'il regarde son adversaire mais celui-ci ne semble pas vouloir être de bonne humeur. Ses yeux sont ternes et dirigés vers le sol, comme s'il allait se dérober sous lui.
« Tu sais Damien, ce n'est pas grave si tu ne viens pas me voir tous les jours. »
« Je sais. »
Les pièces bougent encore un peu. Le silence est oppressant.
« Échec et mat. »
Son ami redresse ses yeux.
« Pourquoi tu viens voir tous les jours quelqu'un qui va mourir dans quelques années ? »
« Quand tu seras mort, je ne pourrai plus venir te voir alors en attendant, j'en profite. »
« Idiot. »
Le regard de son ami est sombre et Damien a bien compris pourquoi mais il ne veut pas y penser. D'autres parties s'enchaînent et l'ambiance pesante ne s'estompe pas. Ils savent tous les deux que la mort entoure leur amitié mais aucun des deux n'accepte de devoir abandonner l'autre parce qu'ils ont besoin de ce sentiment qui les lie.
La place à sa droite est vide. Son ami est absent. Alors Damien imagine déjà le pire en regardant le vide à côté de lui. Son cœur se précipite, il panique et puis il s'occupe l'esprit pour ne pas avoir à trop souffrir de ses inquiétudes. Une fois le dernier cours terminé, il est le premier en dehors de la salle et ses pensées l'emportent en dehors du bâtiment. Il traverse les rues en courant trop vite, son souffle ne peut même pas suivre. Les battements de son cœur vont vibrer l'air. Et il se retrouve devant la porte, à bout de vie et lance ses dernières forces contre celle-ci. Une main appuie sur la poignée et il voit la mère de son ami.
« C-Comment va-t-il ? »
Le regard triste de la femme en dit plus que les mots. Alors la douleur lui entaille la gorge. Il demande à voir son ami, quel que soit son état. Elle refuse de voir à nouveau le corps sans vie de son fils. Cela se fera à l'enterrement.
« Tu étais le seul et le meilleur ami que j'ai jamais eu. J'espère que tu peux courir là où tu es à présent. »
On lui a demandé de prononcer quelques mots en l'honneur de leur amitié. Il n'a jamais vu son ami aussi pâle que dans le cercueil noir. Sa main dépose une fleur auprès du corps inerte et ne peut s'empêcher de frôler celle qu'il avait tant empoignée quand ils étaient plus jeunes; Il ne pourra plus.
Une photo de son ami trône dans la chambre d'étudiant. Damien n'avait pas aimé cette idée de se faire photographier, même si c'était avec son éternel compagnon de jeu mais maintenant, cela change tout. Les énormes livres d'anatomie entourent les visages souriants. Le brun se destine à être médecin pour trouver un remède à sa douleur et à celle des autres. Jour et nuit, il travaille en pensant à sa petite main qui empoignait la sienne quand elle ne pouvait plus rien empoigner d'autre. Les années passent rapidement, vient le temps de l'externat.
Et un matin, au lieu d'être dans le lit de sa chambre trop rangée pour son bien-être, il se retrouve sur une île. Des passants lui expliquent ce qu'il se passe. Même s'il n'a pas terminé ses études entièrement, il doit devenir médecin pour pouvoir subsister. Se plongeant, dans cette nouvelle vie, il acquiert un logis et vit lentement. Pourtant, il a l'impression que sa vie s'est arrêtée. Il pense encore à son défunt ami quand il voit un malade ou un enfant. Il ne se lie à personne, n'agit pas. Malgré ses aptitudes hors du commun et le fait qu'il a pu enfin devenir médecin pour aider ceux qui en ont besoin, il n'a l'impression d'aider personne. Et il se sent seul, seul avec une photo pour seul visage familier.